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Nuruddin Farah: «Mogadiscio était autrefois une belle ville cosmopolite» - RFI

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Géant de la littérature africaine contemporaine, Nuruddin Farah est somalien. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, traduits en nombreuses langues. Vivant en exil depuis les années 1970, il témoigne à travers sa fiction du naufrage tragique de son pays et de la formidable résilience, doublée d’une profondeur civilisationnelle, de la population somalie. Il a raconté au micro de RFI le Mogadiscio de son enfance, la descente aux enfers des Somalis depuis l'effondrement du pays, mais aussi le sens et la substance de son travail littéraire. Entretien.

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RFI : On a célébré ce 1er juillet le 60e anniversaire de l’indépendance somalienne. Vous aviez 15 ans en 1960. Quel souvenir gardez-vous de cette journée ?

Nuruddin Farah : Aucun. Cela s’explique par le fait que même si je suis effectivement né en Somalie, j’ai grandi à Ogaden, la province somaliphone de l’Éthiopie. Ma famille s’était installée dans cette région en 1947 lorsqu’elle était encore administrée par les Britanniques avant son retour dans le giron éthiopien, au grand dam d’ailleurs des Somalis. Mon père avait trouvé un emploi d’interprète dans l’administration britannique. L’échéance du 1er juillet 1960 est passée quasiment inaperçue, car nous n’avions pas le droit en Éthiopie de célébrer la fête d’indépendance de la Somalie à cause des rivalités fratricides entre nos deux pays. D’ailleurs, en 1964, quatre années après l’indépendance, les deux pays se sont fait la guerre. Pendant la guerre, ma famille a regagné Mogadiscio, comme elle ne se sentait pas en sécurité à Ogaden.

À quoi ressemblait Mogadiscio dans ces années-là ?

Mogadiscio était autrefois une belle ville cosmopolite, un carrefour commercial majeur, le lieu de rencontre des mondes arabe et indien. Cette ville avait été fondée entre le VIIIe et le IXe siècle de notre ère par des commerçants arabes. Elle était devenue une magnifique métropole avec ses plages, ses cafés, ses restaurants, ses cinémas. Dans les années 1960-70, les habitants étaient fiers de vivre dans cette ville agréable et ancienne, sans doute l’une des plus anciennes de l’Afrique subsaharienne. À l’époque, les gens étaient beaucoup plus tolérants et laïcs comparés à aujourd’hui. C’était parce que la question religieuse qui domine la vie somalienne de nos jours n’était pas aussi prégnante.

La capitale somalienne avait été aussi, semble-t-il, profondément marquée par le passage des Italiens ?

Vue de la capitale Mogadiscio (illustration)
Vue de la capitale Mogadiscio (illustration) STUART PRICE / AU-UN IST PHOTO / AFP

La colonisation italienne fut très différente de la colonisation anglaise. Alors que les Britanniques, avec une poignée de fonctionnaires, se sont contentés de tenir des places fortes stratégiques dans la partie nord-est du pays, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Somaliland, les Italiens ont pour leur part fait venir de nombreux colons pour lancer de grandes plantations cotonnières, bananières ou sucrières. Ils ont bâti des infrastructures, qui profitaient d’abord aux Italiens. C’est pourquoi l’élite politique somalienne n’était pas très contente du retour des Italiens après la guerre, en 1948, mais cette fois sous la tutelle des Nations unies. Même si les Somalis s’entendaient mieux avec les Italiens qu’avec les Britanniques auxquels ils n’ont jamais pardonné la cession de l’Ogaden à l’Éthiopie, force est de constater qu’il n’y a jamais eu de bonnes années coloniales. J’en veux pour preuve le statut de citoyen de seconde zone réservé aux Somalis sous la colonisation italienne. L’administration avait aussi oublié de construire des écoles. Au moment de l’indépendance, la Somalie italienne comptait quelque 56 bacheliers locaux. Le chiffre n’était pas très différent dans le Somaliland britannique. Après l’indépendance, en l’espace de trois ans, le chiffre d’enfants scolarisés est passé à un million. Cette évolution n’est pas spécifique à la Somalie : elle s’est vérifiée partout en Afrique. Même corrompus, incompétents et autoritaires, les gouvernements africains ont fait mieux que les gouvernements coloniaux en matière de développement social.

Pourquoi avez-vous été contraint de partir en exil ?

J’ai quitté la Somalie en 1974 pour aller poursuivre un cursus d’études théâtrales, à l’université de Londres. Au moment de mon retour deux ans plus tard, j’ai appris que mon deuxième roman Une aiguille nue qui venait de paraître avait vivement déplu au dictateur Siyaad Barré et que j’étais devenu persona non grata dans mon propre pays. « Tu dois désormais oublier la Somalie et la tenir pour morte et enterrée : ce pays n’existe plus pour toi ! » Je n’oublierai jamais ces propos tenus par mon frère que j’avais appelé de l’aéroport de Rome avant de prendre le vol en partance pour mon pays. Je suis donc resté en Italie. Le roman que j’ai écrit par la suite, Lait aigre-doux, m’a valu cette fois carrément une condamnation à mort par contumace. C’est seulement en 1996 que j’ai pu finalement retourner en Somalie, mais je n’étais toujours pas bienvenu. Lorsque j’ai débarqué à l’aéroport de Kismayo, j’ai été immédiatement arrêté et mis en prison par les hommes de main de l’un des seigneurs de guerre dont j’ai oublié aujourd’hui le nom, mais qui était à l’époque extrêmement puissants. Toujours est-il que j’ai dû dormir en prison pendant mes sept premiers jours en Somalie, au terme d’un exil qui avait duré vingt-deux ans. Je me suis retrouvé confiné.

Qu’avez-vous ressenti en découvrant Mogadiscio ravagé par la guerre civile ?

J’étais horrifié, effondré.Mogadiscio est aujourd’hui comme une cité ravagée, livrée à des adolescents armés, brouteurs de khat. C’est une ville sans gouvernement, ni services postaux, ni écoles, ni téléphones. Les hommes défèquent dans les rues. On ne peut s’y déplacer qu’entouré de gardes de protection. On a l’impression d’être en plein Moyen Âge. L’ancienne ville a été détruite à 80%. Mais ce qui est plus grave, c’est la destruction de son esprit cosmopolite. On pourra toujours reconstruire les bâtiments, mais ce sera plus difficile de réinventer l’esprit d’ouverture et de joie qui régnait dans cette ville avant sa destruction.

Vous avez souvent déclaré que votre ambition littéraire était de témoigner des heurs et malheurs de votre pays. C’est ce que vous faites merveilleusement à travers vos livres, vos personnages. Mais comment le faites-vous, puisque vous avez passé l’essentiel de votre vie à l’étranger ?

Crossbones est le
Crossbones est le Riverhead Books

Excepté pendant les premières années quand je vivais en Europe et aux États-Unis, je ne me suis jamais vraiment senti exilé. Du moins, jamais intellectuellement. Une grande partie de ma vie d’expatrié, je l’ai passée dans des pays africains. Je partage aujourd’hui ma vie entre l’Afrique du Sud et les États-Unis. Quand je suis en Afrique, je n’ai pas l’impression d’avoir quitté la Somalie. Par ailleurs, mon pays, je le porte dans ma tête où que j’aille. Il suffit que j’active ma mémoire et mon imagination pour retrouver les paysages, les odeurs, les sons des voix, les cris et les chuchotements. Je n’ai rien oublié.

Ne craignez-vous pas que la distance ne vous conduise à romancer le vécu réel des gens dont vous voulez témoigner ?

Aucunement. Je ne suis pas un romantique, mais plutôt un réaliste. Je connais combien la vie est difficile en Somalie pour les femmes, pour les enfants, les gens ordinaires qui peuplent les pages de mes livres. C’est dans ma familiarité avec le quotidien de mon pays que je puise l’inspiration pour mes romans. Je ne célèbre rien, je n’aborde pas mes sujets avec des à priori, je me contente de laisser le flux de la vie m’envahir au fil des phrases. Ce qui me distingue des autres écrivains africains, c’est que je n’ai jamais tenté de glorifier ni le passé ni le présent. Je sais que l’indépendance est un long processus d’émancipation intellectuelle. Les Somalis ont acquis l’indépendance formelle le 1er juillet 1960, mais sans être libres intellectuellement. Notre loyauté inconsciente envers les colonisateurs, colonisateurs italiens pour les uns et britanniques pour les autres, expliquerait en partie pourquoi le pays s’est morcelé selon la ligne de fracture coloniale.

À 75 ans, n’êtes-vous pas tenté de retourner vivre en Somalie ?

Techniquement, je ne suis plus persona non grata puisque le régime qui m’avait expulsé de Somalie a été renversé et j’ai pu à plusieurs reprises me rendre librement dans mon pays. Mais je suis résident d’Afrique du Sud où je me suis installé en 1999 avec mon épouse et mes enfants. Je retourne une ou deux fois par an en Somalie où j’ai créé une fondation pour honorer la mémoire de ma sœur qui a été tuée dans un attentat en Afghanistan. J’ai besoin de calme pour pouvoir écrire mes livres et d’anonymat que je n’aurais jamais à Mogadiscio. J’y suis beaucoup trop connu.

Quels sont vos espoirs pour l’avenir de la Somalie ?

J’ai l’impression que la situation s’est améliorée comparée aux deux dernières décennies, mais je ne sens pas encore chez les gens une véritable confiance dans l’avenir. C’est sans doute parce que la paix reste insaisissable, avec ces milices qui continuent de faire régner la terreur dans le pays. Rétablir la paix devrait être la priorité de la classe politique, qui malheureusement passe son temps à négocier les arrangements hypothétiques à mettre en place dans le futur État somali. Ces hommes me font penser à cette caricature que j’ai vue dans la presse mettant en scène deux hommes, tous les deux chauves comme un œuf, en train de se disputer sur la couleur du peigne. La paix d’abord, car avec la paix toutes les possibilités s’ouvrent à nous.


Lire Nuruddin Farah en français :
Née de la côte d’Adam (Hatier, 1987), Du lait aigre-doux (Zoë, 1994), Sardines (Zoë, 1995), Territoires (Le Serpent à Plumes, 1995), Sésame ferme-toi (Zoé, 1997), Dons (Le Serpent à Plumes, 1998), Secrets (Le Serpent à Plumes, 1999), Hier, demain. Voix et témoignages de la diaspora somalienne (Le Serpent à Plumes, 2001)




July 02, 2020 at 09:43AM
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